Bien peu se souvenaient encore du triste jour où des événements inexplicables avaient secoué le continent d'Aguératon tout entier, et forcé tous ses habitants à fuir précipitamment. Les seigneurs avaient été subitement évincés, emmenés par une force mystérieuse hors de ce monde maudit et tourmenté. Mais l'un d'eux avait déjà voyagé à travers des portes dimensionnelles, il savait comment retourner aux royaumes oubliés devenus inaccessibles, et même introuvables, comme s'ils n'avaient jamais existé. Malheureusement il fallait une force d'esprit inébranlable pour faire ce voyage. Avec la volonté, on parvient toujours à ses fins. Si l'on fait du temps son allié, on peut même devenir presque tout-puissant. Ce n'est pas de l'arrogance, car les règles sont les mêmes pour tous, il suffit de le savoir : si l'on peut avoir la certitude absolue que ce que l'on entreprend est juste et que la réussite est au bout du chemin, alors ce sera le cas. Mais toujours le doute persiste, toujours, quelque part, même quand on se croit parfaitement certain de ce que l'on souhaite, on ne fait que se mentir à soi-même en reniant une goutte de scepticisme qui jamais ne s'évaporera, quelle que soit l'intensité du feu qui nous anime.
C'est peut-être pour cela que, lorsque ce seigneur intrépide et sans doute trop téméraire tenta de retrouver seul le monde aguératonnien dans le noble but de l'aider, oui, c'était peut-être parce que l'ombre d'une crainte diffuse n'avait pas totalement quitté son cœur, ou peut-être parce qu'il n'était que le pâle fragment d'une entité plus grande sur laquelle ni le destin, ni le temps, ni la mort n'avaient prise, que son voyage prit un tour si funeste. Emprisonné dans les méandres du monde qu'il avait voulu atteindre, le malheureux subit mille morts et damnations éternelles.
Un beau jour, lorsque les flots des marées se calmèrent et permirent aux anciens seigneurs qui n'avaient pas oublié ce monde de revenir, ainsi qu'ils le permirent à tous les peuples des royaumes oubliés et même à de nouveaux venus, tous les arrivants furent stupéfaits de retrouver les lieux presque exactement tels que les colons les avaient trouvés plusieurs générations plus tôt. Le Doux était toujours là, peut-être n'était-il jamais parti, soit qu'il avait été épargné par cette mystérieuse apocalypse, soit qu'il en était la cause secrète. Quoi qu'il en soit, jamais il ne daigna parler de ce triste événement, et d'ailleurs, il ne se montra prolixe dans presque aucun domaine, comme s'il avait été pris d'une sorte d'indéfinissable lassitude des âges de plus en plus lourds à porter, telle une fatidique désillusion.
La vie reprit pourtant son cours normal et cette époque fut rapidement oubliée par la plupart des habitants, sans que jamais personne ne se doute que ce qui restait du cadavre d'un défunt seigneur maudit par un fléau inconnu était enseveli dans les entrailles de ces terres, dans les tréfonds mêmes de ce monde, très profondément sous le cimetière de la capitale elle-même, la glorieuse Alérandir Daâh.
Une nuit, nuit de nouvelle lune, une macabre mélopée morbide chantée négligemment dans le cimetière parvint au vieil esprit tourmenté qui sommeillait six-cent-soixante-six pieds sous terre. L'esprit s'éveilla alors au monde qui renaissait depuis déjà quelques temps, sans aucun scrupule pour le repos des défunts d'une autre ère, comme si aux vivants tout était dû. Il se rendit compte que d'horribles créatures vivantes peuplaient de nouveau les terres d'Aguératon, bouleversant l'ordre naturel et parfait des choses qui n'existe que dans l'oubli du trépas. Si ce monde voulait tant exister par une agitation si vaine, alors au moins il le ferait dans la mort !
Remontant à travers les éraflures originelles du berceau terrestre, l'esprit de malheur eut tôt fait de retrouver la surface infestée par la corruption de la chaleur de la vie. Un être à sacrifier se trouvait prêt à l'accueillir, gisant blessé près d'une tombe attribuée mais pourtant bel et bien vide, malice du temps qui efface toute trace du passé le plus sombre, un bouquet de fleur à son côté, au pied de la pierre intangible. Le malheureux eut la chance de trépasser rapidement en offrant sa chair infâme à celui qui ne pourrait quant à lui retrouver le repos que par la mort de tous les êtres de ce monde. Puis la terre se déforma autour de la funeste apparition pour lui constituer un corps de cendres d'une noirceur parfaite, reflétant avec un gracieux sinistre le néant absolu qui avait remplacé l'âme ancestrale. Un sombre manteau à capuche retombante se dessina sur les épaules de l'être impie qui n'était constitué ni de chair, ni de bois, ni de fer, ni de pierre, pour cacher entièrement son effrayante silhouette à l'exception de la triste ébauche d'une main griffue à son bras droit, et de l'obscure lumière rouge sang émise par son oeil gauche. L'être informe regarda droit devant lui et fut pris d'un horrible ricanement d'outre-tombe qui fit s'envoler tous les oiseaux de nuit des environs, probablement avides de suivre l'ombre céleste du destin qui s'envola du cimetière cette nuit-là, laissant la créature infernale seule au milieu des morts silencieux.
Ainsi renaquit du creux de la terre, ainsi renaquit du feu de l'enfer, ainsi renaquit le ténébreux Mortifer.